« ON VOULAIT ÊTRE POLLINI ».

« ON VOULAIT ÊTRE POLLINI ». Hommage de François-Fréderic GUY  Pianiste.

Oui. On voulait être Pollini .

Non par je ne sais quelle prétention ou folie, mais plutôt par nécessité.
Quand on écoutait l’un de ses très nombreux enregistrements, quand on sortait de l’un de ses concerts.
Lorsqu’adolescent, on se préparait à une vie de musicien et que l’on écoutait Pollini jouer, une force, une énergie vitale prométhéenne – beethovenienne – s’emparait de chacun d’entre nous. Passée la sidération, voire l’incrédulité devant ce qu’il venait d’accomplir sur scène, c’est un sentiment volontariste qui s’emparait de nous. Pour ma part j’allais immédiatement travailler, lire de la musique, éberlué par les programmes que Pollini proposait au « grand public ».
Quand on écoutait Gilels ou Richter on était renversé, quand on écoutait Radu (Lupu) on pleurait à chaudes larmes devant sa poésie désarmante et Brendel, avant qu’il ne renonce à se produire en public nous livrait les secrets de la beauté pure des classiques viennois comme on solutionne un rébus mystérieux .
Mais quand Pollini venait de jouer… on voulait être Pollini … Quand je l’entendis jouer la Hammerklavier je voulais immédiatement la travailler. Peu importait qu’elle fut inaccessible … j’ai fini par en faire 3 enregistrements et la jouer plus d’une centaine de fois … On voulait être Pollini !!!
Un soir à Pleyel en 1981 c’est le premier concerto de Bartok avec Baremboim à la baguette. « J’oblige »mes parents à braver les embouteillages de l’autoroute A13 et m’y emmener alors que mon père n’écoutait que du Chopin et du Rachmaninoff !! J’avais 11 ans…
Quelque temps plus tard, j’achète mon premier CD: Pollini justement dans les deux premiers concertos de Bartok avec son complice de toujours Claudio Abbado . Dès lors je n’eus de cesse que de jouer ces concertos et c’est ce qui arriva bien plus tard !

C’était cela la magie « Pollini » : il donnait envie de se surpasser; d’aller au-delà de ses capacités réelles, au-delà du répertoire conventionnel! Car ses programmes étaient, pour notre génération, une source d’inspiration EN SOI.
En 2004 je suis invité à jouer avec l’Orchestre de Paris au festival Musica de Strasbourg sous la direction d’Alexander Briger. Il s’agit du mal-aimé concerto de Schoenberg – mais que moi j’adore depuis que j’ai entendu le disque de Pollini – et que je cherche une occasion de jouer. Vient la question du complément car le concerto est court (et foudroyant!)je suggère la grande pièce de Luigi Nono « Come Una ola do fuerza y luz » avec piano principal. Frank Madlener le directeur artistique du festival me dit que Pollini a joué l’œuvre à Paris sous la direction d’Abbado en 1975 avec le concerto de Schoenberg !!!! Je voulais être Pollini, encore une fois !
Quand il interpréta le 25 janvier 2009 à la Salle Pleyel la deuxième sonate de Boulez, comme s’il s’agissait d’une ultime sonate de Beethoven récemment retrouvée dans une bibliothèque d’une obscure université, après la tempête et l’Appassionata, le public pourtant réputé conservateur à l’époque, salle Pleyel – et qui quittait souvent la salle après l’entracte si quelques dissonances apparaissaient dans les œuvres proposées, est resté silencieux quelques secondes – une éternité! – après que le Géant ait joué par cœur sans la moitié d’un quart de huitième d’erreur ce monument INATTEIGNABLE pour la plupart d’entre nous. Puis ce fut l’explosion jubilatoire, incontrôlable, libératrice des applaudissements avec douze rappels à la clé pour Boulez le compositeur-présent ce soir-là- et son interprète venu d’un autre monde. Les mots pour qualifier ce à quoi on venait d’assister oscillaient entre « que c’est beau » tout simplement, à « comment est-ce possible », « cela dépasse tout ce qu’on peut imaginer » et qu’on ne se méprenne pas: ce n’était pas juste la « performance ». Et ce n’était pas la « beauté » de la musique comme on l’entend habituellement – d’ailleurs ce chef
d’œuvre organise presque le CHAOS de la beauté Traditionnelle et la PULVÉRISE. NON, ce qui était beau c’était POLLINI qui domptait le chaos, qui surpasse l’humain : Sur(passe)humain. Le sentiment d’assister à quelque chose qui nous dépasse, du domaine de la transcendance.
On me demandait il y a quelques heures quel disque de Pollini était le plus cher à mon cœur. Ce choix est tout simplement impossible pour moi (ce qui est rarissime !). Chacun de ses disques est immédiatement devenu une référence quel que soit le répertoire abordé! Je ne connais pas de disque de Pollini que je rejetterais.
Et c’est là qu’on réalise l’envergure de ce Seigneur. Son ambitus de répertoire laisse pantois, tout simplement. Comment choisir entre ses préludes de Chopin, la sonate en fa dièse de Schumann- qui n’a pas en tête l’entrée hautaine de l’introduction du premier mouvement, , subtilement, provoquant un choc émotionnel originel qui ne nous quittera pas de toute la sonate – ou alors la fantaisie de Schumann ou celle de Chopin(!), les sonates de Beethoven : les dernières ? La Waldstein qu’il jouait comme personne à en donner le tournis ? Les concertos ? l’Empereur où il régnait en maître ? Ou bien les premiers avec Jochum, pétillant comme du Prosecco ? les Brahms ? Mais alors le 1er avec Karl Böhm (pas de second car Böhm décède), ou alors ceux avec Abbado ? En live ou en studio ? Petrouchka, la septième de Prokofiev ? Les œuvre solo des trois viennois ? Ou le concerto du plus célèbre d’entre eux, Schoenberg ? Le 488 de Mozart avec Böhm encore ?
À chaque parution que nous guettions (combien de discussions avec Nicholas Angelich !), c’était l’excitation maximale ! « Alors, les dernières sonates de Schubert? Sa Wanderer était tellement olympienne »….. ah oui, il jouait Schubert…aussi … et la sonate de Liszt ! Je viens d’écouter une Totentanz en concert. Je ne me souvenais pas qu’il ait jamais joué cette œuvre ! Époustouflant ! Et les polonaises de Chopin tout comme la première ballade qu’il jouait si souvent en Bis ! Et les études ! Au cinquième bis après la ballade, l’opus 90 entière et

le premier opus 11 de Schoenberg, on attendait tous l’étude opus 25/11 de Chopin pour clôturer un nouvel événement musical qui allait nous tenir éveillés des jours entiers comme dopés à l’énergie Pollinienne!
Et, quelquefois, le Sur-homme, Übermensch, était tendu presque crispé devant le clavier, comme conscient de l’énormité de la tâche à accomplir, mais une conscience de sur- homme! Il plaçait tellement haut la barre de son exigence et celle de la musique qu’il interprétait, qu’il y avait curieusement des soirs difficiles où l’on s’accrochait à notre siège espérant qu’il « tienne le coup » comme dans ce deuxième concerto de Chopin avec Barenboim et l’Orchestre de Paris il y a si longtemps… et que j’avais piraté avec un Walkman !!! C’était cette fragilité momentanée qui le rendait humain et qui parlait à notre for intérieur, pétri d’angoisses de toutes sortes, de doutes, de folles espérances, à la veille d’embrasser la carrière de musicien.
Pour toutes ces raisons et mille autres encore, pour son incarnation musicale, son insatiable soif de défis, de découvertes, d’avant-garde, on voulait être Pollini !
Adieu au Géant, adieu au Maître, adieu au Seigneur du clavier .
Maurizio Pollini

maestro

geant

musique

Laisser un commentaire